Faut-il
réformer la formation médicale en France et, si c’est le cas,
quelle rénovation apporter dans ce domaine ? Telles sont les
interrogations centrales de ce petit ouvrage de 68 pages intitulé Devenir
médecin de
Céline Lefève (éd. PUF, 2012). L’auteure affirme la nécessité de réformer l’enseignement
médical en privilégiant l’approche clinique et une vision
éthique, centrée sur l’écoute du malade. Passer d’une
« médecine savante à une médecine relationnelle et
soignante » (p.33), tel doit être l’objectif de toute
formation. Dans cette perspective, il convient d’accorder au récit
toute sa place à titre de médiation entre le médecin et le
patient. L’originalité de l’ouvrage consiste à faire appel au
cinéma pour nous en convaincre. A partir d’une analyse
philosophique de Barberousse
(1965) du cinéaste japonais Akira Kurosawa, Céline Lefève invite
les futurs médecins et personnels soignants à se questionner sur
leur pratique et, faisant la part belle à la narration et à la
fiction cinématographique, la penser non seulement comme un savoir
sur « le fonctionnement du corps et les mécanismes de la
maladie » mais surtout comme un « art de soigner ».
Cet art exige le décentrement de l’attention du soignant de la
maladie vers le malade. S’ouvrir à l’expérience vécue du
malade, voir et comprendre la personne souffrante derrière le
patient en se mettant à l’écoute de leurs récits de vie sont les
conditions pour proposer une alternative au « modèle de
la médecine aiguë » (p.9), à la « vision scientiste et
exclusivement objectivante de la médecine » (p.17).
Prolongeant la réflexion de Georges Canguilhem, l’auteure tire
aussi les leçons des aventures de Yasumoto, médecin novice du film
de Kurosawa, tiraillé entre deux conceptions de la médecine :
une « médecine conçue comme science ou application des
sciences de l’organisme et des maladies » ou une médecine
conçue comme art, se déployant dans l’écoute et la patience
cliniques, au service d’individus souffrants, à la fois considérés
dans leur singularité et inscrits dans un monde social. »
(p.15).
Kurosawa
a pris la maladie et la médecine pour thème principal de quatre de
ses films : L’Ange
ivre
(1948) ; Duel
silencieux
(1949) ; Vivre
(1952) et Barberousse
(1965). C’est ce que rappelle l’auteure dans son premier
chapitre. Les chapitres 2 à 5 de l’ouvrage se consacrent à
l’analyse philosophique du film Barberousse.
Celle-ci
en suit les grandes parties, celles de la formation de Yasumoto.
Initié à la médecine occidentale, muté à contrecœur dans un
dispensaire éloigné et vétuste alors qu’il se destinait à un
poste prestigieux, le jeune médecin découvre peu à peu sa vocation
grâce à celui qui va devenir son maître, Barberousse, directeur du
dispensaire (interprété par Toshiro Mifune). Avant de décider de
s’installer définitivement dans ce lieu, il est exposé au cours
de sa formation pratique à une succession de cas cliniques et de
rencontres avec des patients qui l’ouvrent à l’expérience
subjective de la souffrance humaine. Le récit de sa formation
s’avère une formation au récit. Pour lui « apprendre
autrement la médecine » (p.54) et l’amener progressivement
vers « une médecine qui soutient la vie » (p.9),
Barberousse commence par exposer son élève à la folie et au corps
féminin. Une nymphomane meurtrière et une jeune ouvrière blessée
à l’abdomen lui font vivre une expérience troublante (mélange de
séduction par la beauté, de fascination pour la déraison et de
désir de toute-puissance de la raison pour voir, savoir et guérir)
qui témoigne des limites de son savoir livresque. L’échec de
cette première tentative (dans le premier cas la nymphomane tente de
l’assassiner et dans le second, il s’évanouit) conduit
Barberousse à en déduire pour son élève une double
leçon concernant le soin : la nécessité et la difficulté de
contrôler ses émotions, d’une part ; l’impossibilité dans
l’écoute de la parole du malade de faire l’économie d’une
interprétation médicale et objectivante qui risque de faire écran
et d’empêcher la véritable écoute et la rencontre authentique.
Le
motif de la mort constitue le deuxième moment du film en confrontant
d’abord Yasumoto à Rokusuké, vieillard moribond. Pris de nausée,
dégoûté et effrayé, ici encore le jeune médecin témoigne de son
incapacité à rencontrer ses patients en fuyant l’agonie du
vieillard. Mais l’arrivée de la fille de ce dernier, donne
l’occasion à Barberousse d’indiquer à Yasumoto la manière
bienveillante et sans préjugés par laquelle doit débuter le soin.
L’écoute des récits révèle des drames singuliers. C’est aussi
ce qu’illustre le deuxième cas, celui de Sahachi et de son épouse
Onaka. Comme l’affirme Céline Lefève « la mort, pour
s’inscrire dans la vie d’un homme et dans la vie des hommes,
requiert la médiation d’une parole et d’une écoute qui font
transmission
et lien
entre eux. » (p.32). Ainsi, le sens de l’étonnante
affirmation de Barberousse à Yasumoto s’éclaire-t-il :
s’ « il n’est pas de plus bel instant que celui
de la mort », c’est en raison de la présence, de l’écoute
et des liens qui s’établissent autour des mourants.
La
dernière partie du film explore le thème de l’enfance et
questionne le statut social du médecin et ses limites face au
problème de la misère. Identifiée comme la principale cause des
maladies, cette dernière doit être combattue en priorité par le
médecin et la société. Et le soin doit avoir l’enfance pour
objet privilégié tant celle-ci est vulnérable (en manque matériel,
affectif et éducatif). On y découvre l’histoire d’Otoyo, jeune
prostituée de quinze ans. Questionnant d’abord le refus du soin,
comme il l’avait déjà fait dans L’Ange
ivre,
Kurosawa parvient à travers cette relation réciproque et inversée
soignant/soigné qui finit par se tisser entre Yasumoto et Otoyo « à
nous faire sentir que la vie humaine requiert la relation morale de
soin. » (p.41). Le dernier cas, celui de Chobo, enfant de huit
ans, sauvé in extremis par Barberousse met en évidence les limites
du pouvoir de la médecine. Le médecin ne peut se substituer au
politique pour combattre la misère. En ce sens, s’il peut
apparaître moralisateur et redresseur de torts, Barberousse n’est
pas un héros. L’humble tâche du médecin ne peut consister qu’en
un soutien et un accompagnement de celui qui souffre dans les
épreuves de la maladie et de la mort.
Céline
Lefève retrouve en conclusion les réflexions de Paul Ricoeur sur la
souffrance et le rôle crucial de la narration dans la relation de
soin. La revendication d’une médecine narrative passe par la
défense d’un enseignement apparu dans les pays anglo-saxons, au
Canada et désormais en France, qui confère à la narration et à la
fiction, notamment cinématographique, toute son importance.
On appréciera
particulièrement, jointe à la bibliographie, la filmographie sur le
thème « Médecine et soin » qui accompagne la réflexion.
La conclusion de l’ouvrage, s’attardant sur les bienfaits du
travail de l’imagination dans la formation à l’éthique du soin,
attire notre attention sur d’autres films majeurs : N’oublie
pas que tu vas mourir
de Xavier Beauvois (1995) et Journal
intime
de Nanni Moretti (1993) ; Haut
les cœurs ! de
Solveig Ansprach (1999), Johnny
s’en-a-t’en-guerre de
Dalton Trumbo (1971), On
murmure dans la ville
de J.-L. Mankiewicz (1951), Elephant
Man
de David Lynch (1980), Une
séparation
d’Asghar Farhadi (2011). On pourrait y ajouter, entre autres, le
plus récent et bouleversant Amour
de Mickaël Hanecke (2012).
Changer
de registre dans la pratique comme dans la formation médicale pour
« cesser de faire du soin un impensé de la médecine »
(p.54), tel est le message que l’auteure de ce petit ouvrage
parvient clairement et efficacement à faire passer.
Voir
l'entretien accordé par Céline Lefève, in Le
Revue du praticien. Médecine générale,
n°889, novembre 2012 : « La
médecine, un art au carrefour de plusieurs sciences »
: consultable sur le site Carnet de santé :
http://www.carnetsdesante.fr/Lefeve-Celine
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