Hugo Villaspasa, dessin 2008

lundi 8 août 2022


                                                Photographies : Paul Kozlovsky instagram : @photoarchitecture.co

Fragments

Vestiges d'un monde passé ? Éléments d’un futur à construire ? Ou réalité présente en lambeaux, disloquée qui se donne simplement à voir ?
Avec Fragments, Chiara Vigneri et Francois Chantier, jeunes architectes installés à Berlin, nous questionnent. A égale distance d'un regard nostalgique qui nous ferait croire à une unité originelle perdue et d'un espoir en des lendemains meilleurs, ceux d'une unité conquise, s'impose de prime abord la présence matérielle éclatée et disséminée de blocs miroitants, légers, potentiellement mobiles et manipulables aux allures d'énigme. Reflets et réflexions se mêlent, confus et chaotiques. Les lignes se brisent, simples et éphémères. Les volumes dociles s'agencent et se réagencent à volonté. Les apparences protéiformes donnent à voir tantôt le ciel, tantôt le lieu construit et hérité, tantôt les personnes, tous âges et genres confondus : elles intriguent. Les architectures dialoguent silencieusement ; les perspectives entrent en résonances : illusions du monde et de nous-mêmes en proie à la "matière coulante et fluente" du temps, l'impermanence de toute chose.
Une oeuvre participative qui incite tout à la fois les spectateurs au plaisir de la déambulation, de l'interaction joyeuse et à la redécouverte contemplative et sereine d'un lieu chargé d'histoire. Une oeuvre engagée et militante également puisqu'elle invite au réemploi des matériaux abîmés par la puissance du temps (façon kintsugi).


L'oeuvre a été exposée lors du Festival des Architectures Vives qui s'est déroulé à Montpellier du 14 au 19 juin 2022 et a reçu une mention spéciale.



mardi 8 mai 2018

Domination et émancipation


Résultat de recherche d'images pour "école de francfort""  L'Ecole de Francfort 
de Paul-Laurent Assoun, Paris, PUF, 2016.

« L'histoire est un cauchemar dont j'essaie de me réveiller », James Joyce, Ulysse

La sixième édition de l'ouvrage (1987 pour la première) du psychanalyste et philosophe Paul-Laurent Assoun intitulé L'Ecole de Francfort permet de redécouvrir cette tradition de pensée complétée par ses évolutions les plus récentes. Comme l'indique l'auteur, chacun pourra choisir sa lecture : d'amont en aval ou inversement. Dans le premier cas, il débutera par l'introduction pour finir par les préfaces. Dans le second cas, il pourra immédiatement commencer par la Préface de cette nouvelle édition qui s'attarde sur le dernier Habermas et Axel Honneth et constitue une nouvelle mise à jour.

Optons pour cette approche et abordons la question : où en est l'Ecole de Francfort aujourd'hui ? Comme le dit l'auteur, «elle insiste à ne pas disparaître». Tel est le mystère de cette philosophie articulée aux sciences de l'homme : elle tire «sa force critique de sa précarité historique». Mais que signifie cette «résistibilité mobile» et quelle mutation lui ont fait subir ses «survivants», cette «double queue de comète de l'Ecole» constituée par la dualité Habermas/Honneth? Par tradition, l'Ecole de Francfort est «une pensée critique de l'émancipation» qui combine Philosophie de l'histoire, pensée marxienne et idéalisme allemand de Kant à Hegel. Inspirée de l'Aufklärung, la Théorie dite critique fondée par Horkheimer et Adorno, mariage du matérialisme historique et d'une pensée critique du sujet, donne naissance à une Philosophie de l'histoire dont le but est de promouvoir l'émancipation. En se heurtant à un refus de l'Histoire, en se confrontant à ses ravages, ses abîmes, ses monstres totalitaires, la Théorie critique a rencontré son Autre, sans renoncer à le penser et le combattre. En dépit du tragique de l'Histoire et du pessimisme final de Horkheimer, l'«idéal» de l'Ecole n'a pas été abandonné et a trouvé ses continuateurs. «Résister à son temps», se montrer «à la hauteur de ses défis et de ses potentialités» constitue précisément la force de cette construction émancipatrice. Il s'agit toutefois d'établir si les rivaux Habermas et Honneth restent ou non fidèles à l'esprit de la Théorie critique, si leur «néo-humanisme», tout en cherchant à «sauver les meubles», n'en assure pas plutôt le «dépôt de bilan». Concernant Habermas, Paul-Laurent Assoun prend le contre-pied de la position de Roderick Ric (Habermas and The Foundation of Critical Theory, 1986). Selon lui, loin d'être le refondateur voire le sauveur de la Théorie critique en proposant une «reconstruction» «nouveau style» adaptée à notre époque, Habermas en est le liquidateur en cherchant par la critique du subjectivisme des fondateurs et l'introduction du point de vue de la communication à en effacer la dimension tragique. L'Autre de l'émancipation et la Philosophie de l'histoire sont oubliés au profit d'un report de la «cause émancipatoire» sur le savoir et le politique. Du côté du savoir, influencé par le pragmatisme américain et Karl-Otto Apel, Habermas délaisse la théorie de la connaissance «épistémo-critique» de ses maîtres pour se replacer à l'intérieur même du terrain épistémologique, abandonnant ainsi tout projet de discrédit du concept «traditionnel» de théorie et du discours factuel des sciences sociales. Du côté politique, la réflexion habermasienne sur la démocratie dans le cadre d'une reprise de la question des Lumières le conduit, au-delà de la «dialectique de l'Aufklärung» des fondateurs, non pas à une critique de la «raison politique bourgeoise» mais à un réexamen du statut du politique à l'aune d'une rationalité «communicationnelle» réformée. Dans les deux cas, place est faite à la «factualité épistémique et politique» pour l'intégration de la Théorie critique dans une «éthique de la discussion» démocratique cherchant à fuir le «pessimisme» et «l'esprit faustien» des fondateurs pour servir positivement les débats et contribuer à l'espace public. En ce qui concerne Axel Honneth, le successeur d'Habermas à l'Institut de recherche sociale depuis 2001, il s'agit de se montrer plus fidèle à la Théorie critique. En tout cas, la dénomination persiste. Pour autant, depuis La Lutte pour la reconnaissance, son ouvrage-manifeste de 1992, il convient pour Honneth comme pour Habermas de recentrer l'inspiration critique sur la dimension éthico-politique. Réactualisée, la philosophie du droit de Hegel fournit une éthicité démocratique dont l'enjeu est, pour répondre au «besoin de reconnaissance», le devenir autonome de l'individu dans les trois sphères de la famille, de la société civile et de l'Etat. La critique du néo-libéralisme comme «société du mépris», du «déni de reconnaissance» et de ses figures pathologiques conduit à dégager de manière réactive des «attentes normatives» à des fins d'élargissement de l'espace de reconnaissance et de rétablissement de l'identité morale de chacun. Un indice capital du changement d'orientation opéré par les deux «héritiers» réside, selon l'auteur, dans leur rapport à la psychanalyse et le rôle qu'ils prétendent lui attribuer. L'un et l'autre réduisent la conception pulsionnelle de la psychanalyse freudienne. Alors que le freudisme constituait la «puissance de formation» de la Théorie critique, elle est remplacée chez Habermas par le cognitivisme et la psychologie sociale d'inspiration piagétienne du psychologue américain Lawrence Kohlberg et chez Honneth, tout en conservant un rôle d'opérateur actif, elle est déviée de son usage d'origine. Ainsi, la «grammaire morale des conflits sociaux» de Honneth introduit un concept étranger au freudisme, celui de «reconnaissance», ignore ceux de «pulsion de mort» et de «malaise dans la culture», et se réfère à Winnicot autant qu'à Hegel pour élaborer sa conception de la reconnaissance. Pour Paul-Laurent Assoun, nous avons affaire à un «modèle intégratif éclectique» qui risque bien de signifier la mort douce de la Théorie critique. En usant d'opérateurs intersubjectifs (communication et reconnaissance), Habermas et Honneth ignoreraient un opérateur déterminant de la Théorie critique : la théorie freudienne du sujet divisé et du désir, la dimension violente du réel inconscient que Lacan a su préciser sans sombrer dans l'écueil du «subjectivisme».

En 2012, dans la Préface à la première édition de la collection «Quadrige», Paul-Laurent Assoun confrontait déjà les deux générations de l'Ecole de Francfort. L'Ecole de Francfort dont le vrai lieu est, au-delà de la géographie, la «Théorie critique», a été pendant près d'un demi-siècle (de 1923 à 1970) sous la forme d'une «transdisciplinarité en acte» et grâce à une diversité de représentants «l'une des tentatives les plus riches pour penser la crise même de la Raison dans l'histoire». Et l'éclipse relative de cette théorie depuis les années 1970 témoigne de l'éclipse même de la raison critique. En mettant la Raison à l'épreuve de l'Histoire et l'Histoire à l'épreuve de la Raison, elle garde mélancoliquement la trace d'un deuil. Le reflux historique de la pensée marxienne et la crise de la pensée de l'histoire ont certes contribué à cette éclipse de la Théorie critique. Mais la deuxième génération, et Jürgen Habermas en tout premier lieu, en entamant une rupture dans les années 80, sont bien responsables de son déclin. Pour l'auteur, l'enjeu de ce revirement est le statut du sujet de l'Histoire. Pour conserver son originalité critique, garder indemne sa dimension de «critique de la domination» et rester en éveil face aux cauchemars de l'Histoire, cet «aigle à deux têtes» qu'est la Théorie critique (articulant matérialisme historique et idéalisme) doit rester «une théorie de la matérialité historique dans laquelle l'instance du sujet ne fût pas forclose.» Pour résister aux destins qui lui sont faits, les fondateurs avaient compris que le sujet doit s'enquérir de «l'envers inconscient de l'histoire», quitte à expérimenter la vérité comme divisée d'elle-même et demeurer dans l'aporie. Car, pour un sujet en proie à la crise de sens, chercher des passages, faire entendre sa «petite musique» et combattre la barbarie, ce ver dans le fruit de la Culture, est essentiel. Mais l'enjeu esthétique ne saurait exclure définitivement le malaise. Faut-il, comme Habermas l'a voulu, guérir la Théorie critique de son «tragisme subjectif», de ce kafkaïsme de «la subjectivité esseulée angoissée par le monde» et la déloger de ce «grand Hôtel de l'abîme» dans lequel ironiquement Georg Lukacs affirmait qu'elle avait élu domicile ? Face aux enlisements de la dialectique collective, renvoyé à lui-même, que doit faire le sujet qui se sait divisé ? Dans le sillage de Lacan que l'auteur met en parallèle avec les fondateurs de la Théorie critique, s'impose la nécessité de «ne pas renoncer au «trouble de penser» ni céder sur son désir ...de raison.» «[...] Prendre position avec les armes du texte sur un réel en crise, et démontrer que la raison critique ne reste pas inerte, à défaut d'avoir le dernier mot face au destin totalitaire contemporain de la mort de la Raison», tel a toujours été l'essentiel pour Horkheimer et Adorno.

En 1987, l'Introduction, intitulée «Qu'est-ce que l'Ecole de Francfort?», partait en quête d'une identité problématique mais rigoureuse dont l'originalité consistait à générer son propre champ d'investigation par un recours «baroque» mais non éclectique à des champs déjà constitués (philosophie, sociologie, politique), à construire de manière dynamique son propre objet tout en incluant dans ce processus une considération sur les conditions de légitimité. Assoun questionnait la forme de position discursive du mouvement francfortois et cela avant même toute compréhension de type historique voire de jugement idéologique. De son acte de baptême (Francfort, 1923) et la création de l'Institut für Sozialforschung d'abord dirigé par Carl Grünberg, en passant par son expatriation de 1933 à 1950, jusqu'à l'usage revendiqué de l'expression «Ecole de Francfort» à partir seulement de 1950, une «philosophie sociale» se cherche. Ni sociologie, ni philosophie, ni mouvement politique mais projet de recherche essentiellement critique mêlant spéculation, observation sociologique et réflexion éthique sur la culture et l'histoire : ainsi pourrait-on définir «l'Ecole de Francfort». Sous ce label, affirme Assoun, on repérera «un événement (la création de l'Institut), un projet scientifique (intitulé «philosophie sociale»), une démarche (baptisée «Théorie critique»), enfin un courant théorique à la fois continu et divers (constitué d'individualités pensantes)». La «galaxie» francfortoise se reconnaît donc dans l'adhésion à l'un ou l'autre des critères suivants: une plate-forme théorique (la «Théorie critique»), une identité historique (l'Institut), un projet historique et politique d'émancipation face au monde du XXe siècle. Parmi les membres du mouvement, on identifie d'abord un duumvirat de fondateurs composé de Max Horkheimer (1895-1973) et Theodor Wiesengrund-Adorno (1903-1969). Ensuite, des «compagnons de route» comme Herbert Marcuse (1898-1978), Walter Benjamin (1892-1940), Erich Fromm (1900-1980), figures associées qui participent diversement au mouvement sans pour autant s'identifier pleinement et durablement à lui. S'ajoutent à ces grandes figures une série de collaborateurs moins connus de l'Institut et des personnalités associées autour de combats parallèles comme Ernst Bloch. Restent enfin les héritiers de l'Ecole comme Jürgen Habermas (1929-) et Axel Hönneth (1949-).

La première partie présente la philosophie de l'Ecole sous le titre la «Critique de la raison identitaire».
Afin de saisir la situation de la Théorie critique sur l'échiquier topique des philosophies modernes et contemporaines, il faut d'abord évoquer la critique initiale et centrale qu'elle formule de la théorie hégélienne de l'identité du penser et de l'être, de la raison et du réel et l'exigence conséquente d'une systématicité du discours philosophique. Contre le paralogisme d'une Identité du sujet et de l'objet, du singulier et de l'universel, une dialectique négative comme celle d'Adorno suggère une «logique de la dislocation» afin de réhabiliter le non-identique et le négatif. Toutefois, s'il s'agit de reconnaître l'irréductibilité d'une certaine irrationalité du réel, la Théorie critique ne sombre pas dans la misologie, ne renonce pas pour autant à l'exigence de fondation métaphysique et au devoir de réalisation du rationnel. Ainsi, parmi les modes de résolution illusoires du paralogisme hégélien, s'oppose-t-elle d'abord à l'irrationalisme et aux figures de «l'immédiation» : le «culte du singulier» selon Kierkegaard, le donné de la Vie de Nietzsche à Bergson en passant par les Lebensphilosophen allemands. Plus surprenante, la critique des dualismes cartésien et kantien se justifie par la scission des deux ordres du sujet et de l'objet, du rationnel et du réel et la dévalorisation du second au profit du premier. Les panacées du positivisme et du pragmatisme, approches purement instrumentales, et de l'ontologie heideggerienne ne sauraient non plus convenir. Autrement dit, la rupture avec le postulat hégélien de l'Identité de la Pensée et du Réel ne peut consister ni en un privilège accordé au pôle-objet, ni à l'inverse une préférence donnée au pôle-sujet, ni à une ontologie de type heideggerien qui ferait fi de toute négativité et tension entre les termes.
La solution est à la fois rationnelle, critique et transformatrice. Elle exige le dépassement de la théorie baptisée «traditionnelle» par la considération réflexive de sa fonction sociale. Ni utopique, ni technologique et instrumentale, la Théorie critique, se réclamant ici de Marx, est essentiellement «oppositionnelle» dans la mesure où son «intérêt» est de promouvoir le changement dans l'histoire en vue d'une suppression de l'injustice sociale. Rationalisme rénové ouvrant sur une praxis réelle, la Théorie critique organise son espace autour de quatre points cardinaux: raison, négativité, médiation, matérialisme. Il faut Habermas pour en proposer un réajustement interne, celui d'une «scientifisation de la critique» et d'un nouveau regard porté sur la relation interhumaine qualitativement distinguée du phénomène naturel.

La deuxième partie examine la sociopolitique dans la perspective d'une «Critique de la domination».
Rejetant l'idéal positiviste d'une science constituante du sens, c'est par les deux référents-médiations que sont le marxisme et la psychanalyse que la Théorie critique rejoint le champ de l'empirie sociale pour produire une «sociologie critique» dont l'enjeu est une critique de la domination. La «sociologie critique» en tant que recherche portant sur le «social» (la Sozialforschung) se distingue de la sociologie classique en ne considérant pas son objet comme d'emblée fixé: elle soulève la question de droit, se questionne sur ce qu'il faut considérer comme fait social ainsi que ses conditions de possibilité. Adoptant d'abord une tendance positiviste et économiste avec Grünberg, Karl August Wittfogel, Henrik Grossman et Friedrich Pollock, la Sozialforschung devient en 1930 avec Horkheimer une recherche caractérisée par une imbrication dialectique de la sociologie comme pratique scientifique examinant le particulier et de la philosophie sociale comme théorie ne perdant pas de vue l'universel. Prenant acte de la fracture de l'Identité et donc celle de «l'harmonisme individu/société» dans l'ordre anthropologique et social, la Sozialforschung se dote d'une méthodologie dans l'objectif plus général de repenser à nouveau frais la question d'une «transfiguration» possible de l'individu dans le tout social. Les efforts de recherche pour tester expérimentalement la Théorie critique se focalisent sur la question de l'autorité. Si le processus de socialisation consiste en une adhésion de l'individu à la totalité sociale et culturelle, et donc en un «état de dépendance accepté», le problème critique de l'autorité renvoie à l'alternative cruciale de la captivité (oppression et domination) et de la liberté (autorité légitimée par la Raison). L'approche dialectique de cette question interdit d'accepter l'identité immédiate autorité/raison pour valider sans discussion l'ordre établi aussi bien que s'enfermer dans une opposition formelle de l'autorité et de la raison, transformée en un combat du mal et du bien, comme la vision libertaire nous invite à le faire. C'est l'institution familiale qui fait l'objet de cette recherche. Durant la période américaine de l'Institut, une étude sur l'antisémitisme et plus largement sur les préjugés révèle un infléchissement scientiste qui menace de dévoiement la finalité critique. Lors du retour de l'Institut à Francfort, Adorno s'attache à rétablir l'équilibre entre la Théorie critique et la recherche empirique. La fameuse querelle allemande des sciences sociales (1950-1960) récuse «toute fétichisation positiviste de l'empirie». Opposant tour à tour Adorno et Karl Popper, puis Habermas et Hans Albert, la «guerre» des méthodes vise à faire reconnaître la nécessité d'assumer dialectiquement les tensions du réel. Mais avec son projet d'une théorie de «l'agir communicationnel», Habermas tente d'intégrer la dimension critique à la sociologie elle-même, supprimant ainsi la dualité présente chez les fondateurs entre la «Théorie critique» hypostasiée, le noyau philosophique-critique, et le versant sociologique.
Le marxisme constitue pour la Théorie critique la référence majeure en terme de légitimation et, avec la psychanalyse, l'une de ses deux pierres angulaires. Il est à la fois son «outil de pilotage critique» et, en tant que matérialisme historique, le moyen de tester sa propre pertinence dans le champ de l'histoire. Le marxisme de l'Ecole implique des lectures et usages variés de Marx que Paul-Laurent Assoun s'attache à repérer et distinguer.
Dans la boîte à outil de la Théorie critique, l'instrument psychanalytique sert quant à lui à dégager l'ancrage concret de la conscience sociale et historique. Il permet l'exploration du «bord inconscient de la structure sociale», la recherche de sa structure libidinale cachée. Mais les usages de la psychanalyse et les rapports au freudisme sont variables d'un auteur à l'autre. Au final, la référence psychanalytique possède au sein de l'histoire de l'Ecole de Francfort une «valeur symptomale» singulière, celle de faire de la question du sujet sociohistorique la dimension centrale d'une Théorie critique soucieuse de transformation de la société.

La troisième partie aborde la philosophie de l'histoire, l'esthétique et la culture sous l'intitulé «Critique de la raison historique». En se confrontant à l'histoire, la Raison questionne ses limites, son origine et sa destination en terme de Kultur. Paru à la Libération La Dialectique de l'Aufklärung de Horkheimer et Adorno revêt ici une valeur symbolique. Le scandale de «l'autodestruction de la Raison» exige une généalogie du destin du mal historique à partir d'un examen du destin de l'idéal régulateur des Lumières. Le constat d'une étroite mais paradoxale implication de la Raison et du mythe conduit à la déconstruction critique de la Raison et de son éthique instrumentale cherchant à faire de l'homme le maître de soi et de la nature, au démontage de la mythologie de la modernité occidentale bourgeoise y compris sous la forme de la philosophie bourgeoise de l'histoire, sans exclure un réexamen des fondements anthropologiques de cet idéal moderne (Raison et conservation, 1941 et Eclipse de la Raison, 1947). Reste alors à penser des alternatives à cet idéal instrumental de la «domination». La première, d'ordre esthétique, oppose au sérieux de la raison adulte le ludique enfantin de la «mimésis», le recours à l'imitation fondée sur l'image, voie intermédiaire entre le sadisme de la Raison instrumentale et l'irrationalisme réactif. La seconde, de l'ordre d'une éthique eudémoniste de la sagesse minimale, cherche à faire retour à la sphère de la subjectivité finie mais ouverte au sens du monde. C'est l'optique finalement désabusée et sans illusion proposée par Adorno dans Minima Moralia. Si Marcuse, dans son ouvrage L'Homme unidimensionnel (1964), fait dans une certaine mesure exception face à ce sentiment de déréliction historique en proposant une critique marxiste de la société surrépressive qui laisse encore un espoir aux jeunes générations, Horkheimer finit par rejoindre Adorno dans ses conclusions pessimistes. En dépit du destin de la Raison dans l'histoire, la confiance maintenue en la culture, l'art et la religion sert une conception eschatologique désillusionnée mais responsable. C'est afin d'éviter les «états d'âme» du dernier Horkheimer et le «négativisme» esthétisant du dernier Adorno qu'Habermas, tout en restant fidèle au projet d'une critique sociale, développe sa Théorie de l'agir communicationnel (1983). Mais en privilégiant une épistémologie de la logique sociale, il se dispense d'une philosophie de l'histoire et surtout ajourne l'ambition de la transformation du monde.
C'est finalement en questionnant le phénomène concret de l'art que l'analyse critique est mise à l'épreuve. Si, comme l'affirme Adorno, «l'art...a toujours été et demeure une force de protestation de l'humain contre la pression des institutions qui représentent la domination autoritaire, religieuse et autres, tout en reflétant également, bien entendu, leur substance objective», alors il permet de déchiffrer l'ambivalence de la culture elle-même, à la fois reflet de la barbarie qui, au nom du principe de domination, oeuvre au sein même de la civilisation et promesse de bonheur et d'échappement. La critique esthétique francfortoise entend se situer à égale distance de la position qui considère l'art comme le simple reflet de la réalité sociale (art «partisan», réalisme socialiste) et de celle qui l'envisage comme moyen d'une évasion (conception bourgeoise de «l'art pour l'art», expressionnisme). L'art ne doit jamais renoncer à son pouvoir critique: ni se réduire à une arme idéologique, ni se résumer à «colorer en rose la barbarie sociale, qui se perpétue d'autant.» Ainsi Adorno, dans ses ouvrages sur la musique, dénonce-t-il à la fois la musique «embrigadée» valorisée par le réalisme socialiste et la musique complaisante du capitalisme moderne, toutes les deux s'apparentant aux «chants de sirène de l'idéologie» qui, en terme d'audition et de réception musicale, séduisent et accaparent la subjectivité à des fins de reproduction et de domination. Et il faut la musique dodécaphonique de Schönberg pour «déjouer les clichés», «prendre la distance salutaire pour entendre les dissonances d'où se dessine la possibilité d'harmonie». En constatant la perte de «l'aura» et de la «fonction rituelle» de l'oeuvre d'art à l'âge de l'invasion des techniques de reproduction dans l'art (photographie et surtout cinéma), Walter Benjamin questionne l'impact de cette métamorphose de l'art sur le destin de la Kultur. La socialisation de la perception esthétique, si elle possède des avantages, produit aussi ses effets pervers, en particulier l'esthétisation de la vie politique et de la guerre organisée par le fascisme, symptôme d'une humanité aliénée jouissant esthétiquement de sa propre destruction. Que faire alors sinon politiser l'art ou, comme l'affirme Marcuse, en faire «une force motrice dans la lutte pour changer le monde»? En allégorisant la rencontre du sens et de l'histoire, loin de se réduire à une simple «escapade», l'art interroge la violence de l'histoire et donne à une raison baroque et une transformation politique l'occasion de prendre corps.

Conclusion : Bilan et enjeux de l'Ecole de Francfort
L'unité dynamique de l'Ecole de Francfort s'est maintenue sur plus d'un demi-siècle en dépit de la diversité des approches. La Théorie critique a toujours su renaître de ses crises sans renoncer à défendre un rationalisme militant dans l'histoire: «la Théorie critique, affirme Assoun, donne un exemple de pensée effectivement critique, celle d'une raison historique pensant sans indulgence ses propres contradictions, s'ouvrant aux brisures du sens imposées au Logos dans la modernité – de la métaphysique à la politique, en passant par la Kultur – sans désemparer de penser.» Or, s'il est une contradiction centrale avec laquelle la Théorie critique doit s'expliquer, c'est bien celle qui place ses représentants face à l'alternative de deux stratégies dont l'enjeu est le statut de la praxis et la possibilité d'une transformation effective de la réalité sociale: le retour à des formes de subjectivité qu'il faut protéger contre les assauts de la raison moderne avide de contrôle et d'administration; et la restauration d'une forme de religiosité et de transcendance renvoyant à la question de l'altérité et menant à une sorte de théologie négative (le dernier Horkheimer, Benjamin). Jürgen Habermas a le mérite de se confronter à «ce drame de la subjectivité et de l'altérité». Ce faisant, il dénonce à la fois le subjectivisme du discours philosophique de la modernité dont celui de la Théorie critique elle-même et la manière «théologique» de se rapporter à l'Alterité qui nourrit la vision pessimiste d'une conscience historique malheureuse attendant infiniment un principe absent. Mais selon l'auteur la question se pose de savoir si le rationalisme d'Habermas, celui de l'intersubjectivité communicationnelle, permet de dépasser la contradiction ou ne fait que la reproduire sous la simple forme d'un humanisme communicationnel. Tout semble alors nous ramener à la question du sujet de l'histoire, un sujet divisé certes, en proie à la crise, aux déchirures, à un réel irrémédiablement disjoint du rationnel, mais un sujet qui n'abdique pas l'exigence de la pratique, celle de la pensée critique elle-même, et ne renonce pas à «réintroduire de la raison dans l'histoire».

L'intérêt de l'ouvrage est assurément le large panorama qu'il nous offre de ce mouvement, unique en son genre, de la pensée philosophique du XXe siècle. La synthèse qu'il propose des travaux et des réflexions de l'Ecole, les éléments historiques et les biographies des principaux représentants constituent une introduction appréciable. Le format de l'ouvrage oblige à certains raccourcis et quelques passages demeurent allusifs. Ils sont cependant une invitation à lire ou relire les ouvrages des figures majeures de l'Ecole de Francfort, listés dans une bibliographie non exhaustive. La philosophie ne saurait s'abstenir d'une confrontation critique à l'histoire et à la réalité sociale. Penser le destin de la modernité, le devenir des idéaux des Lumières reste pour chacun une tâche actuelle. En suivant l'évolution de l'Ecole de Francfort jusqu'à ses derniers épigones, Paul-Laurent Assoun nous rappelle combien il est nécessaire aujourd'hui comme hier de revendiquer l'usage critique de la raison contre toute forme de domination et de barbarie, y compris celle de la raison, de questionner l'ambiguïté du progrès et de la civilisation et de lutter pour l'émancipation dans un monde toujours plus administré et contrôlé. Comme invite à le faire Paul-Laurent Assoun lui-même dans sa conclusion, on pourra mettre en regard la compréhension francfortoise de l'histoire et de la modernité avec celle de Michel Foucault. Ce dernier signalait combien sa lecture entrait en résonance avec celle des penseurs de la Théorie critique, aussi bien pour sa critique de la société disciplinaire que pour le retour au point de vue du sujet contre celui d'une historicité pure à partir des années 1970. Par ailleurs, que penser du jugement de Paul-Laurent Assoun concernant les continuateurs que sont Honneth et surtout le «dissident» Habermas? Ces derniers ont-ils raison de se montrer plus optimistes que les fondateurs, de renoncer à une philosophie de l'histoire attentive à sa dimension tragique, de verser dans l'éclectisme plutôt que dans le baroque, d'évacuer la pulsion de mort et le sujet divisé de l'histoire de leur approche philosophique, de faire davantage place à l'épistémologie et au pragmatisme politique? Paul-Laurent Assoun faisant valoir son point de vue de psychanalyste a, quoi qu'il en soit, le mérite de relever systématiquement les divergences d'approche introduites par Habermas, divergences qui ne sont pas sans conséquences sur l'esprit insufflé par les fondateurs Horkheimer et Adorno.

lundi 1 août 2016

"Demeurer en mouvement"



Patrick Boucheron, Ce que peut l'histoire, Leçon inaugurale du Collège de France, n°259, éd. Fayard, 2016

«  Le bon historien n'est-t-il pas, au fond, sans cesse en train de contredire  ?  »
Nietzsche, Aurore, livre 1, 1.

Depuis le 4 janvier 2016, Patrick Boucheron, nommé professeur au Collège de France à la chaire d'Histoire des pouvoirs en Europe occidentale, XIIIe-XVIe siècle, dispense ses cours intitulés «  Souvenirs, fictions, croyances. Le long Moyen Âge d'Ambroise de Milan  ». Sous le titre «  Les effets de la modernité, expériences historiographiques  », ses séminaires ont débuté depuis le 16 avril. Ceux-ci ont été traditionnellement introduits par une leçon inaugurale. Prononcée le 17 décembre 2015, elle partage cette interrogation : «  Que peut l'histoire aujourd'hui  ? Que doit-elle tenter pour persister et rester fidèle à elle-même  ?  » Que lui est-il donc possible, mais aussi qu'est-elle en puissance (au sens spinoziste de ce que peut un corps) ? Que peut l'histoire face à la violence du moment présent ? Face à l'effroi suscité par le terrorisme, quelles sont donc ses ressources ? Avec le double et traditionnel objectif de «  remercier ses protecteurs  » et de «  présenter ses intentions  », l'historien nous livre le fruit de ses réflexions. Il se condense en une formule  : « Demeurer en mouvement ». Il ne s'agit pas d'une simple solution au problème que pose notre monde instable, au danger qu'il suscite, à la tourmente dans laquelle il nous plonge, mais bien une véritable réponse en terme d'action. Elle mobilise la conscience des historiens, celle de la jeunesse et au-delà celle de chacun (p.22 et p.71). «  Nous sommes au coeur de la tourmente, affirme P. Boucheron, car qui ne voit aujourd'hui qu'elle prend deux formes également assourdissantes : celle des bavardages incessants et celle du grand silence apeuré ? » Dès lors, que faire dans cette histoire sans commencement ni fin ? L'historien, spectateur engagé, répond tout à la fois : faire collectivement de l'histoire, avec érudition pour ne pas liquider le réel et imagination pour stimuler l'inventivité et accueillir l'altérité, avec réalisme méthodologique et souci «  scientifique  » de la vérité  ; mais aussi, contre tout fatalisme, oser faire l'histoire, librement et sans certitude sur l'avenir, sans hâte ni précipitation non plus, mais au contraire avec cette « douceur inflexible », dont parle Nietzsche, de celui qui sait « se tenir à l'écart, prendre son temps, devenir silencieux, devenir lent ».

En partant de l'évocation des attentats de 2015, des hommages rendus aux pieds de la statue de Marianne, place de la République, à Paris, P. Boucheron retrouve d'abord ces mots de Victor Hugo déposés sur «  une page arrachée à un cahier d'écolier  », mots dont la leçon inaugurale est la méditation :
« Tenter, braver, persister, persévérer, s'être fidèle à soi-même, prendre corps à corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu'elle nous fait, tantôt affronter la puissance injuste, tan- tôt insulter la victoire ivre, tenir bon, tenir tête; voilà l'exemple dont les peuples ont besoin, et la lumière qui les électrise. » Victor Hugo, Les Misérables.
Puis, parce « lire, c'est s'exercer à la gratitude » (p.28) et que cette intervention s'inscrit dans la longue tradition des leçons inaugurales du Collège de France, l'historien tout en saluant ses pairs et ses anciens professeurs (notamment Jean-Louis Biget et Yvon Thébert), revisite quelques célèbres leçons : de la première d'entre elles, celle de Barthélémy Masson, dit Latomus, prononcée en 1534, jusqu'aux plus récentes, celles de M. Foucault, P.Bourdieu, R. Chartier, P. Toubert, F. Braudel, G. Duby, en passant par celle de Pierre de la Ramée prononcée en 1551. Quatre ans après la fondation du Collège de France par François 1er, Latomus, pratiquant «  cette grande rhétorique de la séparation des temps  », invente ces deux périodes du Moyen Âge et de la Renaissance, cette «  coupure humaniste  » dont la fondation du Collège est tributaire. Or, P. Boucheron le rappelle, il s'agit justement «  d'enjamber  » cette coupure, de récuser par une histoire des pouvoirs cet imaginaire de la Renaissance qui fait croire à un commencement. En réalité, la chronique est heurtée, la «  fondation fragile et hésitante  », le cours de cette période, «  une suite incertaine de recommencements s'attardant jusque dans les années soixante du XVIe siècle  ». L'histoire, comme «  discours savant et engagé  », doit ici nous alerter contre le grand mensonge, cette création poétique qui invente et réinvente la Renaissance (Jules Michelet). Il s'agit bien en l'occurrence de contredire. L'histoire est «  un art des discontinuités  » et ce que l'on nomme une «  période  » n'est jamais que ce «  temps que l'on se donne  ». Nulle hésitation dès lors à bousculer l'historiographie traditionnelle, les représentations convenues qui sont comme des obstacles épistémologiques  ; et nul scrupule à abandonner les anciens chrononymes de Moyen Âge et de Renaissance pour leur préférer l'appellation «  XIIIe-XVIe siècle  ». « [...] 1'histoire peut aussi être un art des discontinuités. En déjouant l'ordre imposé des chronologies, elle sait se faire proprement déconcertante. Elle trouble les généalogies, inquiète les identités et ouvre un espacement du temps où le devenir historique retrouve son droit à l'incertitude, se faisant accueillant à l'intelligibilité du présent.  » p.36
La description de cette période de l'histoire des pouvoirs fera ainsi le choix de débuter au-delà de la «  coupure grégorienne  » occupant le XIIe siècle, moment de «  réagencement global de tous les pouvoirs  », d'«  ordonnancement du monde autour du dominium ecclésiastique  ». Elle examinera la double séparation (chrétiens et non chrétiens  ; clercs - auctoritas- et laïcs - potestas) constituant l'ecclesia en «  institution totale  », le christianisme en «  structure anthropologique englobante  » et le gouvernement de l'Eglise en «  réalité coextensive à la société tout entière.  » En se concentrant sur cette «  coupure théologico-politique occidentale  » dont «  nous sommes encore redevables  » et qui a fait du «  sacrement eucharistique la métaphore active de toute organisation sociale  », l'historien mettra à jour la «  généalogie du regimen, l'art de gouverner les hommes  » et la théorie de la représentation, au sens figuratif comme politique, qui le sous-tend. Toutefois, le «  grand chantier collectif  » futur des historiens consistera à repérer et analyser ses autres «  flexures  » autour du pli central nommé «  grégorien  » et à relever «  cette promesse d'histoire totale  » qu'accomplissait Pierre Toubert en étudiant l'Occident méditerranéen. L'étude historique de la réalité des sociétés européennes et la tentative de compréhension de la généalogie de la gouvernementalité moderne doivent être attentives à l'échec du programme grégorien et à la capture du pouvoir symbolique de l'Eglise par les laïcs. La compréhension des pouvoirs symboliques et des effets réels de cet «  imaginaire  » au XIIe siècle telle que la promeut Jean-Philippe Genet parait décisive. A ce moment émerge entre sacerdotium et regnum le troisième pouvoir du studium. Moment clé dans l'histoire de l'Europe occidentale, ce XIIIe siècle naissant correspond conjointement à l'entre-temps des expériences politiques possibles. Le champ symbolique d'un pouvoir qui crée du réel, met en récit et recourt à l'efficace du signe, voilà ce qu'il faut scruter jusqu'au dernier tiers du XVIe siècle. On rencontre alors cette autre flexure, cette guerre civile qui s'étend aux dimensions de l'Europe, donne naissance à la raison d'Etat et, en passant par l'élargissement du monde au XVe siècle, rend compte de notre intranquillité de Modernes. Ignorer cette cicatrice de l'histoire, ce mal d'Europe, c'est méconnaître notre identité collective et la fragiliser. Montaigne nous a appris à nous déprendre de nous-mêmes, à contester l'évidence de notre point de vue en accueillant l'autre. C'est ce geste humaniste par excellence que le Collège de France s'est efforcé de réarmer et cela doit encore être le geste qu'une histoire comparative des pouvoirs peut et doit assumer. Si le cadre de l'Italie urbaine constitue ainsi le point de départ du travail de P.Boucheron, l'auteur de Léonard et Machiavel revendique néanmoins un dépaysement, une histoire globale qui s'ouvre du Nouveau Monde à la Chine en passant par l'Afrique. Dépayser l'Europe, c'est-à-dire la ramener à son étrangeté, la penser du dehors à la façon d'Idrîsî au XIIe siècle ou d'Ibn Khaldûn au XIVe siècle, c'est aussi se donner les moyens d'en saisir les potentialités inabouties, comme cette possibilité d'un devenir impérial qui ne se réalise pas et fait ainsi entre le XIIe et le XVIe siècle la singularité déviante de l'Europe.

Le philosophe écossais David Hume affirmait dans son Essai sur l'étude de l'histoire  :«  elle charme l'esprit, elle perfectionne le jugement, elle nourrit la vertu  ». Citant Foucault, P. Boucheron convient de cet aspect divertissant des études historiques. Dans une lettre de 1967, le philosophe français constatait en effet  : «  L'histoire, c'est tout de même prodigieusement amusant. On est moins solitaire et tout aussi libre.  » Pour autant, si l'histoire peut quelque chose, c'est aussi et surtout, en tant qu'  «  art de la pensée  », de conduire à l'exercice du jugement et à l'action. Avec cette ambition de repenser notre modernité et de répondre aux exigences de notre temps, aux «  appels du présent  », avec cette responsabilité de l'enseignant qui par la transmission se montre «  redevable de la jeunesse  », le travail de P. Boucheron en est l'illustration. Et celui-ci de conclure  : « Il y a certainement quelque chose à tenter. Comment se résoudre à un devenir sans surprise, à une histoire où plus rien ne peut survenir à l'horizon, sinon la menace de la continuation? Ce qui surviendra, nul ne le sait. Mais chacun comprend qu'il faudra, pour le percevoir et 1'accueillir, être calme, divers et exagérément libre. » p.72
On l'aura compris, cette leçon inaugurale invite le lecteur à découvrir et à suivre le travail passionnant et stimulant de l'historien français. Travail, amitié, invention, courage, bienveillance et générosité sont assurément des qualités nécessaires à l'historien. La tradition humaniste du Collège de France n'est pas dénigrée. Contre le danger qui nous menace, contre les pessimistes en tout genre, P. Boucheron fait le pari d'une «  conjuration d'intelligences  » p.28 et risque comme Victor Hugo «  la rage d'espérer  » et « [...] cette vieille idée humaniste, toujours démentie par l'expérience, jamais récusée pourtant, qui consiste à croire qu'un assaut de beautés et de grandeurs saura braver la méchanceté du monde. » p.22. Pour autant, Patrick Boucheron, qui sait aussi se montrer philosophe, ne néglige jamais l'indispensable esprit critique, n'hésitant pas à «  casser l'ambiance  »  : «  Un historien, dit-il, ne sachant pas se montrer horripilant pratiquerait une discipline aimable et savante, plaisante sans doute pour les curieux et les lettrés, mais inefficace en termes d'émancipation critique. Ceux qui se risqueraient à ne rien risquer, s'abandonnant confortablement à la certitude muette des institutions, ceux qui entreraient dans le jeu sans volonté d'y jouer un peu eux-mêmes, ceux-là prendraient sans doute tous les atours de l'esprit de sérieux, mais c'est leur discipline qu'ils ne prendraient pas au sérieux.  »
Que peut donc l'histoire ? En s'assumant résolument comme une pratique théorique critique, non seulement elle sauve le passé et nous en offre la compréhension mais permet aussi de penser ce qui advient en toute inquiétude et incertitude. Elle refuse ainsi le devenir sans surprise, la menace de la continuation, un cours des choses que l'on pourrait être tenté de croire fatal. Elle nous maintient vivant, conscient et libre. Elle nourrit notre passion du possible.

Laissons encore parler l'historien :

« Nous avons besoin d'histoire car il nous faut du repos. Une halte pour reposer la conscience, pour que demeure la possibilité d'une conscience - non pas seulement le siège d'une pensée, mais d'une raison pratique, donnant toute latitude d'agir. Sauver le passé, sauver le temps de la frénésie du présent : les poètes s'y consacrent avec exactitude. Il faut pour cela travailler à s'affaiblir, à se désoeuvrer, à rendre inopérante cette mise en péril de la temporalité qui saccage l'expérience et méprise l'enfance. « Étonner la catastrophe ››, disait Victor Hugo, ou, avec Walter Benjamin, se mettre à corps perdu en travers de cette catastrophe lente à venir, qui est de continuation davantage que de soudaine rupture. Voici pourquoi cette histoire n'a, par définition, ni commencement ni fin. Il faut sans se lasser et sans faiblir opposer une fin de non-recevoir à tous ceux qui attendent des historiens qu'ils les rassurent sur leurs certitudes, cultivant sagement le petit lopin des continuités. L'accomplissement du rêve des origines est la fin de l'histoire - elle rejoindrait ainsi ce qu'elle était, ou devait être, depuis ces commencements qui n'ont jamais eu lieu nulle part sinon dans le rêve mortifère d'en stopper le cours. Car la fin de l'histoire, on le sait bien, a fait long feu. Aussi devons-nous du même élan revendiquer une histoire sans fin - parce que toujours ouverte à ce qui la déborde et la transporte - et sans finalités. Une histoire que l'on pourrait traverser de part en part, librement, gaiement, visiter en tous ses lieux possibles, désirer, comme un corps offert aux caresses, pour ainsi, oui, demeurer en mouvement. » p.70-71

samedi 14 novembre 2015

De la barbarie



Alors que la France se réveille une nouvelle fois meurtrie et bouleversée par l'innommable, la barbarie la plus aveugle et abjecte, la diffusion en avant-première ce mardi 10 novembre à l'Arras Film Festival du film d'Emmanuel et de Daniel Leconte sur les attentats du mois de janvier à Charlie Hebdo  rappelait à nos consciences aisément oublieuses cette folie meurtrière qui déchaîna des esprits débiles, lâches et malades contre la liberté d'expression. Etions-nous débarrassés de la peste terroriste ? Pouvions-nous vivre désormais tranquilles ? Plusieurs alertes et puis cet acte d'hier soir - dont on a bien de peine à se remettre - nous indiquent qu'il n'en est rien. Dans une salle comble, l'émotion fut vive à la projection de ce documentaire. Il rend hommage à l'équipe du journal satirique en s'attardant grâce à des images d'archives sur l'avant, le pendant et l'après attentat du 7 janvier. Conscients du danger qu'ils encouraient à la réalisation et diffusion de leur travail commun, Daniel et Emmanuel Leconte répondaient avec coeur et intelligence aux questions du public. Parce qu'en dépit du risque assumé, ils ont eu le courage de prendre en charge un tel témoignage, parce qu'au regard des événements tragiques de ce vendredi 13 novembre il est plus que jamais nécessaire et urgent de mettre la seule émotion à distance, de réfléchir à l'horreur et de s'insurger contre l'intégrisme et le fanatisme religieux, prenons le temps de voir ce film sincère et beau. Sincère et beau comme ces dessins, ces visages, ces sourires et ces rires d'une bande de potes attachés à vivre libres et à en défendre les droits. L'ignorance est le terreau de la superstition. Porter à la connaissance de tous la parole citoyenne, sensible et raisonnable de journalistes et d'artistes qui pensent et nous questionnent est l'une de nos responsabilités majeures. L'oublier serait se condamner à revivre l'histoire.

Le film sortira en salle le 16 décembre.

dimanche 8 novembre 2015

Notre avenir

Alors que les dirigeants du monde entier se réuniront prochainement lors de la COP21, pour décider du sort de la planète, sortira le 2 décembre un film à ne pas manquer. Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent a le mérite de ne pas s'attarder sur les nombreuses conséquences du réchauffement climatique et de la crise écologique, sur la catastrophe annoncée. Tout cela nous le savons déjà et la prise de conscience de la menace et de l'urgence d'une action collective à l'échelle planétaire date déjà de plusieurs décennies. Lors des différentes conférences mondiales sur l'environnement, les décideurs politiques n'ont pourtant pas encore pris les mesures vraiment nécessaires pour inverser la tendance. Heureusement, des citoyens n'ont pas attendu les politiques pour agir. C'est ce que le film Demain nous révèle. Articulé en cinq parties, ce documentaire explore les expériences citoyennes menées aux quatre coins du monde dans les domaines de l'agriculture, de l'énergie, de l'économie, de la démocratie et de l'éducation. Permaculture, agro-écologie, énergies renouvelables, villes en transition, écolonomie, production de monnaies locales, pratiques participatives qui renouvellent la démocratie, expériences éducatives innovantes sont autant de tentatives et d'aventures menées dans l'espoir de changer le cours des choses. Cela se fait à échelle locale, suppose une diversité de démarches complémentaires qui témoignent d'une richesse d'imagination arpentant le champ des possibles, d'un renoncement aux diktats d'une économie marchande caractérisée par la pleonexia. Nous ne sommes pas ici dans l'utopie et le doux rêve mais bel et bien dans une réalité en train de se faire et qui par son exemple ne peut que réveiller s'il en était besoin la conscience de chacun et son envie de s'impliquer. 

Voir le site informatif du film : demain-lefilm.com

samedi 7 novembre 2015

Liberté, je crie ton nom


Hugo Villaspasa

"Un mot le fascinait, il ouvrait la porte d'un univers de beauté et d'inépuisable amour, dans lequel l'homme était un dieu qui de ses pensées faisait des miracles. C'était fou, il en tremblait, la chose ne paraissait pas seulement possible, elle disait qu'elle seule était réelle.
Une nuit, il s'entendit murmurer sous la couverture. Les sons sortaient d'eux-mêmes, comme forçant le passage entre ses lèvres pincées. Il résista, tenaillé par la peur, puis se relâcha et tendit l'oreille à ses mots. Une décharge électrique le traversa. La respiration lui manquait, il s'entendait répéter ce mot qui le fascinait, qu'il n'avait jamais utilisé, qu'il ne connaissait pas, il en hoquetait les syllabes : "Li...ber...té... li....ber...té... li-ber-té... li-ber-té... liberté... liberté..." ...C'était un cri intérieur..."

Boualem Sansal, 2084.

lundi 28 septembre 2015

L'avenir de la démocratie



«  Nos régimes peuvent être dits démocratiques, mais nous ne sommes pas gouvernés démocratiquement. C'est le grand hiatus qui nourrit le désenchantement et le désarroi contemporains.  » En deux phrases, Pierre Rosanvallon cerne dans son dernier ouvrage intitulé Le bon gouvernement le problème politique majeur de notre époque. Comment le citoyen ne peut-il pas se sentir oublié voire méprisé quand non seulement la voie des urnes le laisse sans voix, quand ses attentes, ses espoirs de changement se trouvent trahis par ses représentants mais aussi lorsque le pouvoir exécutif dysfonctionne dans son action gouvernementale ? Le problème n'est plus seulement alors de simple représentativité. Le régime démocratique français étant passé d'un modèle parlementaire-représentatif à un modèle présidentiel-gouvernant, de nouvelles difficultés s'ajoutent désormais aux précédentes : elles concernant cette fois le mal-gouvernement. Face à ce défaut de démocratie des régimes démocratiques (le mal-gouvernement côté pouvoir exécutif combiné à la mal-représentation côté pouvoir législatif), le citoyen est en droit de s'indigner. Toutefois, si une saine défiance est toujours nécessaire pour dénoncer les abus de pouvoir et les trahisons, la défiance radicale et totale à l'égard de tout pouvoir et de toute autorité - défiance qui fait l'objet d'une tentation chez certains - conduit on le sait aux pires excès. Les populismes et les fascismes de tout bord ont alors beau jeu de tirer parti du pitoyable spectacle médiatico-politique. Par un discours catastrophiste qui attise les peurs et entretient en permanence le discrédit à l'égard de ceux qui nous gouvernent et sont censés nous représenter, les forces réactionnaires et anti-républicaines séduisent de plus en plus, des plus ignorants aux plus « savants ». N'avons-nous réellement pour solution au problème actuel que le salut promis par l'extrême droite et sa victoire déjà annoncée, martelée, voire soutenue par des médias complaisants aux prochaines échéances électorales ? Préférant au fatalisme et à la résignation, au fascisme et au populisme, le courage de la réflexion et de l'action, les citoyens n'ont-ils pas le devoir de repenser le mode de fonctionnement de nos régimes démocratiques ? Au delà du diagnostic, et pour ne pas se limiter à une expertise sans fin des dysfonctionnements de la démocratie, ne convient-il pas de mobiliser de toute urgence l'ensemble des énergies citoyennes pour faire changer les choses ? L'innovation sociale et démocratique ne peut attendre les décisions de nos gouvernants et, puisque ceux-ci tardent à se réformer eux-mêmes, n'est-il pas temps plus que jamais de prendre en main l'avenir démocratique ? Il s'agit de mobiliser selon l'expression de Cynthia Fleury notre citoyenneté capacitaire. D'abord en exerçant notre vigilance à l'égard du pouvoir, en exigeant le parler-vrai, la lisibilité, l'écoute et la réelle prise en compte des consultations citoyennes, en réclamant un monde politique ouvert et responsable. Et puis en s'investissant activement dans les secteurs qui vivront mieux de notre participation active, jugeant que si nos gouvernants ne font rien, alors personne ne le fera à notre place. Environnement, services publiques, santé, école, entreprises et économie appellent une implication active et renouvelée de chacun pour qu'aux paroles et à la discussion se joignent des actes qui contribueront au mieux être social, au combat de la misère et la réduction des inégalités, à la lutte réelle contre les privilèges de toute sorte, la pleonexia qui nous fait oublier le sens de la solidarité et du partage, le sort des générations futures. On a sans doute gravement omis d'éduquer le citoyen à ce sens aigu de la responsabilité et de l'engagement. Il aurait sans doute fallu pour cela que l'on cesse de voir en lui un simple consommateur et rouage remplaçable de la machine socio-économique. On ne peut que mesurer l'ampleur de la tâche.

dimanche 27 septembre 2015

Morale










L'entrée en vigueur de l'Enseignement moral et civique dès la rentrée 2015 nous amène, dans le prolongement d'une réflexion sur la laïcité, à repenser le concept de morale. Dès lors qu'il s'agit de proposer une morale commune de portée universelle, on adoptera plus volontiers l'expression d'enseignement laïque de la morale plutôt, au risque de le particulariser, que le vocable de morale laïque. Dans son Dictionnaire, Pena Ruiz dresse d'abord un état des lieux de la situation sociale de la question morale. De fait, nous vivons dans une société immorale. L'égoïsme, érigé en art de vivre, suscite l'incivisme. La mondialisation capitaliste néolibérale a dissous méthodiquement le sens du lien social et assure la revanche de Dieu. En occupant la place laissée vacante par l'Etat, la religion redevient comme le pensait Marx « le supplément d'âme d'un monde sans âme » en dispensant sa morale propre et ses traditions sur le mode caritatif. Exit l'idéal éthique et civique du cosmopolitisme, le patriotisme de l'humanité cher à Hugo. Dans un tel contexte, la morale peut-elle n'être autre chose qu'une incantation dérisoire ? Quelle peut être la crédibilité d'un enseignement moral ? Que penseront les élèves de la disjonction des beaux principes kantiens ou rousseauistes et des pratiques sociales ? Renoncer à l'éducation morale et civique signifierait pourtant accepter la réalité telle qu'elle est sans vouloir un monde meilleur. Sans ignorer la difficulté de la tâche, il faut dès lors l'assumer et l'école est le lieu propice qui devra mettre à distance la réalité sociale en développant une culture universelle et critique, l'autonomie de jugement et le pouvoir de décider. Eviter la reproduction des tares de notre monde mais aussi le moralisme irréaliste et la critique idéologique, tel est le lourd programme qui se présente. En proposant une « instruction qui éclaire la pensée pour mieux conduire l'action », la République laïque doit oser affirmer ses principes et en faire des valeurs et des repères pour tous les citoyens, qu'ils soient athées, croyants ou agnostiques. Deux exigences s'imposent : le souci de l'universalité et la promotion de l'autonomie de jugement. La première pour comme disait Condorcet « rendre la raison populaire » et cela sans prosélytisme. La seconde pour éviter absolument la catéchèse et adopter une approche réflexive et critique. L'instituteur n'est pas un prêtre. Sans édification, sans moralisme non critique, l'enseignement laïque de la morale doit aussi se garder de tout conformisme. Il ne s'agit pas de confondre l'universel avec le consensus d'opinion qui perpétuerait simplement l'idéologie dominante. Si l'objectif est l'émancipation, « l'exigence morale authentique doit être solidaire de la lucidité critique.» La société du moment qui « produit la richesse en créant la misère » (V. Hugo) ne doit pas échapper à ce regard lucide.

vendredi 25 septembre 2015

Universel


Dix-sept pages sont consacrées à cette entrée, la plus longue du Dictionnaire amoureux de la laïcité de Pena-Ruiz. C'est dire son importance. Il s'agit en fait de riposter aux sceptiques relativistes qui doutent de l'existence de l'universel tout en restant sensible à l'objection des philosophes du soupçon qui nous mettent en garde contre un « faux universel ». Comment légitimer une exigence sinon en la formulant au nom de toute l'humanité ? La science, le droit, la politique, la morale procèdent ainsi pour la vérité, le juste, le bien. Les vérités universelles de la science pour dire ce qui est ; les principes et les droits universels de l'éthique, de la politique et du droit pour dire ce qui doit être. La règle kantienne de l'universalisation sans contradiction des façons d'agir qui en détermine sa valeur morale semble valoir dans ces domaines. Toutefois, les différences individuelles, sociales et culturelles, historiques et géographiques ne constituent-elles pas un obstacle majeur pour se mettre d'accord sur l'universel ? L'universel ne se réduit-il pas d'ailleurs, après exercice du soupçon, à du particulier qui se fait passer pour de l'universel comme en témoigne l'imposture ethnocentriste (le colonialisme en fut un exemple)  ? Prendre en compte ces objections afin d'invalider toute référence à l'universel nous expose au relativisme qui justifie tout ou condamne tout indistinctement et ôte à l'esprit critique tout critère de jugement possible. La condamnation morale du fascisme, du racisme, de toute discrimination, de la torture, de l'excision, entre autres, devient alors impossible sans critères universels pour la fonder. Le soupçon à l'égard de l'universel n'aura donc de sens que s'il engage un examen minutieux pour distinguer le « faux universel » comme idéalisation injustifiée du particulier et l'authentique universel. En convoquant Descartes, Leibniz, Mandela, Spartacus et les stoïciens Epictète et Marc-Aurèle, l'auteur du Dictionnaire s'attache scrupuleusement à cet examen.

jeudi 24 septembre 2015

Euthanasie

La réflexion sur la laïcité nous amène aussi à rencontrer de grands sujets de société qui font débats dans l'actualité. Dans son Dictionnaire, Henri Pena Ruiz met les choses au point à propos de l'euthanasie. C'est au nom du principe de la libre disposition de soi et de sa vie qu'une laïcisation du débat éthique et juridique concernant l'euthanasie doit aujourd'hui se produire. Au refus catégorique des religions monothéistes, on privilégiera une approche éthique raisonnée qui préfère choisir la mort à une survie inhumaine. C'est dire qu'il faut par un effort d'émancipation mettre la vision religieuse à sa place : non pas celle qui prétendrait de manière centrale s'arroger le droit d'exercer son magistère moral sur tous les citoyens en interdisant dogmatiquement « le droit de mourir dans la dignité », mais au contraire celle d'une option possible pour le libre choix des seuls croyants. L'euthanasie, du grec ancien eutanasia signifiant une bonne mort, douce et sans souffrances, devient alors une pratique médicale possible et légitime sous certaines conditions et grandes précautions. Qu'elle soit passive par cessation d'un acharnement thérapeutique devenu vain ou active par administration de substances provoquant le décès, l'euthanasie donne à chacun la possibilité de vivre dignement jusqu'au moment où, la souffrance et la déchéance des fonctions devenant irrémédiablement incurables, il décide d'en finir en toute liberté et en toute conscience.   

Les préjugés sur la laïcité



Comprendre la laïcité, c'est déconstruire les amalgames qui nuisent à la clarté, à la rigueur et à l'honnêteté des débats. Dans l'article Amalgames de son Dictionnaire amoureux de la laïcité, Henri Pena Ruiz combat les idées reçues. 
Quels sont ces amalgames à déconstruire ? 1. La laïcité est synonyme d'athéisme. Réponse : la laïcité en affirmant la liberté de conscience et la neutralité de la puissance publique traite de manière égale les options spirituelles. Pas plus que les options religieuse ou agnostique, l'option athée ne doit être privilégiée. Le sens de la laïcité est de garantir juridiquement l'égale liberté des options spirituelles. 2. La laïcité suppose l'anticléricalisme. Réponse : la laïcité ne s'oppose pas à l'existence d'un clergé mais elle doit refuser toute prétention de ce dernier à s'immiscer dans la sphère publique et d'y imposer une loi dans une dérive oppressive. On peut ainsi comme Victor Hugo faire l'éloge de la foi religieuse et dénoncer «  le parti clérical  ». La laïcité comme idéal ne se définit ni par la négation du clergé, ni par les combats historiques qui ont permis son avènement. 3. L'expression publique des religions qui est garantie par la laïcité justifie et cautionne leurs prétentions aux privilèges publics. Réponse : cette liberté d'expression n'est pas la reconnaissance d'une faculté de contrôle de l'espace public et de jouissance de privilèges. Ainsi les adversaires religieux ne peuvent exiger l'interdiction de l'avortement, de l'euthanasie, du mariage homosexuel ou des manipulations génétiques à usage thérapeutique, ce qui ne les empêche pas de s'exprimer sur ces sujets. 4. La neutralité laïque conduit au relativisme voire au nihilisme, à la « vacance morale » et au désenchantement propre à notre époque. Réponse : l'idéal laïque suppose la promotion de valeurs universelles qui, en tant que principes de pensée et d'action, s'oppose à toute « vacance morale » dont il faut trouver la réelle cause, non dans la laïcité, mais dans la mercantilisation de toute chose et la mondialisation capitaliste. 5. La laïcité dite « laïcité de combat » se confond avec les combats qui l'ont fait advenir. Réponse : il ne faut pas confondre le combat pour la liberté qu'est la laïcité et les luttes parfois sanglantes qui ont permis son avènement. Le combat n'est pas une fin en soi mais un moyen a des fins émancipatrices. La laïcité n'a pas « la dimension réactive d'une lutte contre quelque chose ou quelqu'un » mais la dimension affirmative de « valeurs et de principes d'application universelle ». 6. La spiritualité se réduit à sa figure religieuse. Réponse : la vie de l'esprit prend diverses formes (sciences, philosophie, art) et la laïcité, loin d'anéantir la spiritualité, la libère de toute tutelle et favorise en ce sens, contre toute censure, la libre créativité culturelle, condition de l'élévation humaine. En refusant d'accorder un quelconque privilège à la forme religieuse, elle restitue à celle-ci sa vocation de libre conviction sans prétention politique.

mercredi 23 septembre 2015

Laïcité


Dictionnaire amoureux de la laïcité, éd.Plon, Paris, 2015.

Henri Pena-Ruiz est l'un des spécialistes de la question de la laïcité. Parallèlement aux travaux de Catherine Kintzler, Jean Baubérot et plus récemment Abdenour Bidar, ses nombreux ouvrages explorent ce thème depuis son Dieu et Marianne publié en 1999. Nouvelle édition revue et augmentée, le Dictionnaire amoureux de la laïcité constitue à sa façon une somme et un outil extrêmement lumineux et utile pour tous ceux qui se soucient de ce principe fondateur de notre République. Dans le contexte actuel de l'après-Charlie, des tentatives de récupération voire de falsification du concept de laïcité depuis les années 2000 et des controverses récurrentes de l'actualité autour par exemple des menus proposés dans les cantines scolaires, il est nécessaire d'en revenir aux fondamentaux, c'est-à-dire à l'esprit qui a guidé l'élaboration de la loi de 1905 dans le prolongement des acquis de la révolution française et de l'école républicaine de Jules Ferry.
Précédé d'une Préface en forme de déclaration d'amour à Marianne, ce dictionnaire comprend 242 entrées. En voici quelques exemples. Certaines sont conceptuelles (à commencer par la notion de Laïcité elle-même et ses harmoniques principales Ecole laïque, Egaliberté, Emancipation, Liberté de conscience, Neutralité, République, Universel...) ; d'autres renvoient à des philosophes (Averroès, Bayle, Camus, Condorcet...), des scientifiques (G.Bruno, Copernic, Galilée, Michel Servet...), des écrivains (Aragon, Dante, Dostoïeski, V. Hugo), des politiques (F. Buisson, Gandhi, Jaurès, J.Macé, Jean Zay...), des hommes de religion (Bossuet, Jean Hus, Lammenais, Paul...), des avocats (Chokri Belaïd) ou même des personnages mythologiques (Antigone). Quand certains de ces hommes ou femmes sont impliqués à titre de théoriciens voire de promoteurs actifs de la laïcité, d'autres sont les victimes des pouvoirs politiques ou religieux : ils rejoignent alors les Jean Callas, Chevalier de La Barre, Etienne Dolet ...
Des entrées sont consacrées à des faits historiques mémorables (Affaire Dreyfus, Inquisition, Commune de Paris, Controverse de Valladolid, Edit de Nantes, Les Lumières...) et des lois qui ont marqué l'histoire : Loi de 1905 bien sûr mais aussi Loi Debré, Loi Goblet, Loi de séparation de l'école et de l'Eglise.
Les entrées en matière religieuse complètent bien sûr l'ensemble : Ancien testament, Nouveau testament, Coran, Islam, Charia, Djihad, Théisme, Agnosticisme, Athéisme, Superstition, Théocratie...
Certaines se focalisent sur les violences qui menacent les hommes pour des raisons politiques et religieuses ou les tentatives de justification idéologique de ces pratiques condamnées par la pensée laïque : Antijudaïsme, Antisémitisme, Athéophobie, Islamophobie, Judéophobie, Judaïsmophobie, Ethnocentrisme, Massacres religieux, Obscurantisme, Pureté du sang...
Les questions strictement contemporaines qui ont provoqué récemment ou suscitent encore de vives controverses sont également abordées à travers des articles comme Argent public/école publique, Avortement, Blasphème, Contraception, Communautarisme, Crèche, Euthanasie, Excision, Fondamentalisme, Genre, Intégrisme, Intelligent Design, Multiculturalisme, Sectes, Transfusion sanguine, Voile...
Enfin, la laïcité n'étant pas une exclusivité française, quelques articles examinent la manière dont certains pays la conçoivent et la mettent en oeuvre : Allemagne, Canada (et Québec), Espagne, Etats-Unis, Inde, Israël (Palestine), Palestine (Israël). Europe : religion et politique...
Deux livres ont leur entrée : La Cité de Dieu de Saint Augustin et Notre-Dame de Paris de Victor Hugo.

L'ouvrage est accompagné de suggestions bibliographiques distinguant les classiques des contemporains et d'un index par noms propres.

On résumera ici l'article Laïcité : 

Les adversaires de la laïcité la disent intraduisible ou indéfinissable ou bien encore contradictoire en ses multiples définitions. On l'adjective (on parlera de laïcité ouverte, inclusive, plurielle, dure, molle, douce, tolérante, intolérante, etc...), on la falsifie et on la dénature. Pourtant, au-delà des préjugés et des amalgames, la notion est claire. Le substantif, postérieur à l'adjectif, date de 1877. Introduit par Ferdinand Buisson dans son Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire le terme désigne «  l'aboutissement idéal d'un processus de laïcisation qui affranchit l'Etat de l'Eglise et l'Eglise de l'Etat, après avoir affranchi l'école de l'Eglise ». La laïcité est un principe de droit politique qui suppose un idéal universaliste d'organisation de la cité et le dispositif juridique de la séparation de l'Etat et des Eglises qui garantit l'aconfessionnalité des institutions publiques. Elle proscrit aussi bien les régimes concordataires que l'athéisme d'Etat. Elle constitue « un idéal d'émancipation » pour toutes et tous car elle est « fondamentalement l'égaliberté » que l'école publique en faisant le pari de l'intelligence doit promouvoir. Elle est la condition de possibilité d'un champ d'exercice de la citoyenneté, c'est-à-dire d'un « espace civique commun à tous, par delà les différences », condition également « d'une coexistence des divers croyants et des athées sur la base de la stricte égalité des droits. » Bien sûr, la laïcité ne permet pas de régler tous les problèmes notamment ceux qui touchent aux inégalités socio-économiques. Tant que l'injustice sociale régnera, l'idée de laïcité et l'unité harmonieuse du peuple indivisible (le laos) qu'elle promet, les exigences de liberté de conscience, d'égalité des droits et de primat de l'intérêt général qui font sa force pourront certes paraître purement fictionnelles et suspectes. La laïcité n'a pourtant pas à être accusée de cette injustice sociale : des efforts d'un autre type mais complémentaires sont ici requis pour lutter contre la déshérence consécutive à la mondialisation ultralibérale qui détruit les droits sociaux et redonne aux religions l'occasion de revendiquer une utilité sociale et un statut de droit public.

dimanche 30 août 2015

Enseignement moral et civique : sens, enjeux et pratiques



L'entrée en vigueur dès la rentrée 2015 de l'Enseignement Moral et Civique dans les écoles primaires, les collèges et les lycées de la République suscite des réserves, des craintes parfois ou même des contestations plus prononcées. Mais y a-t-il lieu d'avoir peur de cet enseignement? Quel est le sens du programme publié au mois de juin ? Evite-t-il l'écueil de la  "leçon de morale" et nous met-il à l'abri de tout moralisme ou de toute manoeuvre d'endoctrinement ? Quels sont ses enjeux et à quelles pratiques invite-t-il ? Examinons ces questions de près.

1. L'éducation et l'enseignement laïc de la morale
« (...) c'est dans l'éducation que se cache le grand secret de la perfection humaine. » « L'homme ne peut devenir homme que par l'éducation. Il n'est rien d'autre que ce que l'éducation fait de lui. » Ces affirmations célèbres de Kant dans ses Réflexions sur l'éducation doivent servir de fil conducteur à la tâche qui incombe aux enseignants comme aux parents. L'éducation se conçoit comme une formation complète de l'homme et du citoyen, le moyen d'assurer le déploiement de ses meilleures dispositions et de s'accomplir. Si elle peut avoir pour objectif d'adapter les individus au milieu social et à ses changements, elle doit surtout prendre en charge le développement des aptitudes physiques, intellectuelles et morales de chacun. N'en déplaise à Nietzsche (Le Voyageur et son ombre, 267), les individus ont besoin d'être éduqué pour cesser d'être bruts et sauvages, rendre leur liberté raisonnable, s'humaniser et vivre ensemble. Seulement, il faut se garder de transformer la morale en moralisme et, comme le dit Alain (Propos du 8 mai 1909), de faire de l'enseignant « quelque bon moine prêcheur, qui chante la morale laïque sur l’air d’une Messe Solennelle » Il faut donc former l'esprit dans une perspective éthique et civique en permettant l'acquisition de l'autonomie, de la maîtrise de soi, du sens du devoir et de l'idéal humain. Enseigner la morale et le civisme, c'est donc mener jusqu'à son terme l'objectif éducatif : permettre aux générations nouvelles d'accéder au statut de sujet individué et non aliéné, se sentant responsable de la communauté démocratique et de l'Etat de droit. Devenir son propre maître, affirmer sa singularité dans l'amour des lois et de la justice, le respect des autres et l'engagement actif pour la démocratie : tels sont les fins visées.
Pour cela, il ne s'agit pas d'enseigner une morale laïque qui pourrait être considérée comme une morale particulière parmi d'autres (une morale sociologique au sens durkheimien), ni même d'imposer des dogmes ou des modèles de comportement mais bien de dispenser un enseignement laïque de la morale. Qu'est-ce que cela signifie ? Qu'il convient, au-delà de toute morale particulière et conformément au principe de laïcité qui garantit la liberté de conscience de chacun et la neutralité de l'Etat, de diffuser l'esprit d'une morale universelle, de principes et de savoirs communs à tous les hommes. Cette morale universelle constitue la condition de possibilité d'une communauté humaine démocratique, solidaire et fraternelle. L'enseignement de la morale paraît précisément indispensable pour construire ce sens du commun, ce vivre-ensemble qui aujourd'hui est doublement menacé : d'une part, sous l'effet d'une mondialisation capitaliste (une globalisation) qui fait triompher les égoïsmes et d'autre part en raison de revendications communautaristes et de replis identitaires.
Comme l'indique le programme, l'esprit de l'EMC est donc d'inviter au partage de valeurs universelles, émancipatrices, sociales et humanistes : la liberté, l'égalité et la fraternité garanties par la laïcité, mais aussi la solidarité, le respect, l'esprit de justice. Ces valeurs sont inséparables d'une culture sensée et cohérente, de savoirs multiples (littéraires, scientifiques, historiques, juridiques...), qui font l'objet d'une instruction et qui visent à éclairer le citoyen dans ses choix futurs, son comportement éthique et civique. Contrairement à une pédagogie dite «  moderne  » qui considère le passé comme mort et donc indigne d'être étudié, à l'image d'une société qui pratique le culte de la nouveauté et le mépris de l'histoire, on estimera avec Arendt que l'éducation est essentiellement conservatrice. Non qu'il faille donner à cette affirmation un sens social quelconque – il ne s'agit pas de perpétuer des privilèges d'élites et de pouvoir – mais s'accorder sur le fait que seule la transmission critique d'une certaine tradition rend possible l'innovation et la création. Sans cette réappropriation critique du vécu et du savoir de l'humanité, la société et les générations futures seraient vouées à la répétition. A travers les savoirs transmis, il en va de la possibilité pour chaque citoyen de devenir soi, ou de faire advenir "je" en soi, de juger de manière autonome et de s'engager avec et pour les autres dans des institutions justes. Les quatre principes de construction du programme d'EMC (principe d'autonomie, principe de discipline, principe de coexistence des libertés, principe de communauté des citoyens) et la quadruple finalité de cet enseignement (l'éveil et la formation de la conscience morale, la formation du jugement éclairé et critique, la formation de l'homme et du citoyen dans le respect bien compris du droit et l'engagement pour le bien commun) le confirment.
Si l'objectif est finalement de former des personnes responsables et des citoyens engagés – mais n'est-ce pas l'objectif même de l'école publique ? - , les modalités de mise en oeuvre de l'EMC reposeront sur la participation et privilégieront toute activité qui implique activement les élèves de manière individuelle et collective : on évitera donc absolument l'exhortation édifiante et autant que faire se peut la transmission magistrale. Seront préférées les démarches qui, selon Habermas, relèvent de l'«  agir communicationnel  »: la discussion, l'argumentation, les projets communs et la coopération. Comme le souligne le programme, les enseignants feront appel aux conseils d'élèves, aux examens de dilemmes moraux, aux débats réglés et argumentés, aux jeux de rôles pour les plus jeunes. Au lycée, trois démarches seront privilégiées : le débat argumenté, les projets interdisciplinaires (type TPE), le partenariat. L'examen de dilemmes moraux par exemple doit amener l'enseignant à examiner les valeurs sur la base d'une réflexion collective, un échange qui permettra aux élèves de s'approprier les principes leur permettant de comprendre et donc de mieux adhérer à l'ensemble des lois, règles et choix de la vie républicaine.
On remarquera que, conformément à l'architecture du programme d'EMC en primaire et collège, l'éducation à la sensibilité, au droit et à la règle, au choix moral, autonome et éclairé, et finalement à l'action citoyenne implique à tous ces niveaux un usage du langage et une maîtrise orale et écrite de la langue. C'est aussi l'un des objectifs majeurs de l'EMC déployé de la primaire au lycée que de rendre possible cette maîtrise ou du moins lui donner tout son sens. Elle suppose - cela va de soi et s'avère non négligeable - des conditions matérielles favorables (travail en effectif réduit notamment).

2. La valeur morale de l’esprit critique et du dialogue
Des personnes libres et responsables ne peuvent être que des êtres humains qui auront été formés à penser par eux-mêmes. « Sapere aude ! » La devise des lumières est cette injonction que l'homme éclairé adresse au mineur. Pourquoi s'instruire et penser sinon d'abord pour ne plus croire aveuglément, ouvrir l'horizon des possibles et s'arracher à la bêtise, à la violence, la sauvagerie, le fanatisme ? Former l'esprit critique est indispensable pour que chacun puisse prendre ses distances à l'égard de ses propres convictions et s'ouvrir aux autres. L'esprit critique, loin de nous refermer sur nous-même par un rejet des autres, fonde ainsi la possibilité du dialogue. Qu'est-ce que le dialogue et quelles sont ses vertus ? S'il ne faut pas négliger la simple conversation banale, « la merveille des merveilles » dit Lévinas dans Difficile liberté, en raison de sa capacité d'ouverture à autrui et en dépit parfois de la pauvreté de son contenu, il faut aussi considérer le dialogue comme un exercice philosophique réglé d'une technicité plus grande. Socrate a ici ouvert la voie. La dialectique, en tant qu'art de la discussion, procède par jeu de questions et de réponses : elle est l'«art d'interroger et de répondre». Méthode philosophique par excellence, cet art du dialogue est à la fois art de la réfutation et art maïeutique, exercice critique et tentative pour mettre à jour la vérité sur la base d'une démarche commune, réfléchie et réglée. A égale distance du silence sceptique et du propos sophistique, le débat relève d'une véritable éthique de la parole. Le dialogue scolaire revêt en particulier toute son importance si, comme Eric Weil le fait remarquer, on le distingue de la discussion politique qui engage des institutions et non des individus isolés, la défense d'intérêts matériels et sociaux, de positions politiques, des rapports de force et des recherches de compromis et si on l'envisage comme construction d'un jugement éclairé et critique. Le dialogue scolaire est un débat désintéressé, la pratique des Humanités qui ne vise pas une décision pratique, mais un examen commun, des recherches définitionnelles et un accord sur les principes érigés en valeurs. En s'interrogeant sur les principes nommément convoqués par la discussion politique, le dialogue scolaire forme l'opinion publique, éclaire la discussion politique et contraint les hommes politiques eux-mêmes à prendre réellement en compte les valeurs auxquelles ils font référence. Sans ce dialogue, la politique ne serait que lutte de pouvoir, conflits d'intérêts, continuation de la guerre par d’autres moyens.
Enté sur une culture générale, historique, esthétique, le dialogue permet la confrontation des sensibilités, la mise en regard des traditions et des convictions, l'examen critique des opinions et des coutumes, la visée de l'universel humain. Former au dialogue, c'est donner à chacun la possibilité d'un décentrement à l'égard de soi, ce que l'on appelle « penser » et c'est donner au citoyen la liberté d'agir en influant sur ceux qui nous gouvernent. Former au dialogue, c'est aussi pourquoi pas donner à chacun la possibilité dans le cadre d'un dialogue social ou d'une discussion politique de prendre avec et pour les autres des décisions éclairées et justes. Manière donc de lier le destin individuel et le destin collectif.

3. La citoyenneté et le civisme
La société capitaliste mondialisée et libérale dans laquelle nous vivons aujourd'hui considère les individus comme des producteurs-consommateurs avant même de les considérer comme citoyens. Elle valorise ainsi les valeurs rationnelles de calcul au service des intérêts particuliers. Au-delà de ce statut de producteur-consommateur, être citoyen (du latin civis) signifie aujourd'hui appartenir à un Etat et, dans le cas d'un Etat de droit démocratique, posséder un statut juridique qui définit des droits et des devoirs : la jouissance de certains droits (celui de voter par exemple) ne serait possible sans l'acquittement de certaines obligations (se faire recenser, payer ses impôts, etc...). La citoyenneté exige la reconnaissance de l'autorité d'une même loi, un sentiment d'appartenance à une même communauté, l'adhésion à des principes communs permettant le vivre-ensemble harmonieux, le règlement non violent des conflits engendrés par la diversité des cultures et traditions, des valeurs et convictions qui coexistent au sein de l'Etat. On peut distinguer le citoyen passif du citoyen actif comme le fait Kant dans la Métaphysique des Moeurs : le citoyen passif se contente d’exprimer son intérêt particulier concentré dans les valeurs auxquelles il tient ; le citoyen actif « pense du point de vue du Tout, comme s’il avait à gouverner ». Idéalement, le citoyen s'implique activement dans la vie de la communauté politique. Pour Aristote (Politique, III, 2), seul celui qui exerce une fonction publique peut être considéré comme citoyen authentique : soit il gouverne, soit il siège au tribunal, soit il participe aux assemblées du peuple. Ainsi, aujourd'hui encore le citoyen ne devrait-il pas se concevoir comme « un gouvernant en puissance » (E.Weil, Philosophie politique) ?
Pourquoi donc vouloir éduquer le citoyen ? Cela semble une tâche indispensable dont l'objectif est d'intégrer progressivement l'individu à la communauté. Il s'agit à la fois de diffuser l'esprit d'obéissance consentie aux lois (ce qui ne signifie pas la soumission) et le sens de l'égalité et donc de la justice. Cela passe par le développement conjoint de la sensibilité et de la raison, la formation du jugement. A cette condition seulement, la vertu de civisme pourra se développer en chacun. Quand le citoyen des sociétés démocratiques modernes tend à ne plus penser qu'à ses droits, il faut lui inculquer et lui rappeler le sens de ses devoirs. Il faut épanouir en lui l'habitude de les accomplir sans contrainte. Dans un Etat démocratique souligne Montesquieu (L'Esprit des lois, 1ère partie, livre IV, ch.V), il faut éduquer le citoyen à la vertu qui en est le principe et lui transmettre l'amour des lois. Il faut donner aux individus le sens de l'universel. Toutefois, si comme le dit Alain, les deux vertus du citoyen sont l'obéissance et la résistance, l'éducation doit aussi veiller à développer cette nécessaire vigilance à l'égard des pouvoirs qui tenteraient d'usurper la volonté générale et de faire valoir de manière arbitraire les intérêts particuliers et partisans. Il faut donc aussi rendre les citoyens actifs de ce point de vue en leur redonnant peut-être le sens de la vertu démocratique de courage qui seule pourrait permettre de lutter contre le climat entropique actuel.
Ainsi, l'effort d'éducation du citoyen portera plus particulièrement sur deux points : l'adhésion à des principes communs et la participation au débat public. Le programme évoque en effet « deux registres de citoyenneté : l'un qui vise à cultiver le sentiment d'appartenance à la communauté des citoyens, l'autre qui développe la volonté de participer à la vie démocratique et peut déjà trouver à s'exercer en milieu scolaire. »

Conclusion :
L'enseignement laïque de la morale et du civisme, loin de se présenter comme un ensemble de sentences que chaque élève aurait pour fin d'assimiler passivement, se fixe pour objectif de former des hommes et des citoyens libres et responsables pour une société démocratique et républicaine. Un tel enseignement, pratiqué dans l'esprit du programme, ne peut constituer un danger d'embrigadement des esprits. En privilégiant réflexion, jugement critique et discussion, il s'écarte de la leçon de morale de la IIIe République, plus encore du conditionnement hypnopédique imaginé par Huxley dans son roman dystopique The brave new world, conditionnement visant à ancrer dans le subconscient de chacun une morale commune au service de l'ordre de l'Etat mondial. Au contraire, il faut considérer cet enseignement moral et civique comme un atout majeur pour la société française d'aujourd'hui et de demain. On peut d'ailleurs se demander si, conformément à l'idéal cosmopolitique stoïcien et kantien, il ne conviendrait pas d'étendre ce modèle d'enseignement à l'échelle européenne voire mondiale afin de permettre à chacun de s'éprouver comme Victor Hugo le disait «  patriote de l'humanité.  ». Si la morale peut n'être qu' « une faiblesse de la cervelle » (Rimbaud, Lettre de 1870) ou ce par quoi « l’on mène le mieux l’humanité par le bout du nez » (Nietzsche, L'Antéchrist), un enseignement laïc de celle-ci est une promesse d'épanouissement et d'accomplissement individuel et collectif que l'école républicaine ne peut négliger, encore moins rejeter.